Alors qu’une statue de Gandhi fut renversée au Ghana ou taguée à Johannesburg, la rumeur enfle sur la caractère raciste certains propos de Gandhi à la fin du 19ème siècle. Il n’est pas rare que l’on s’appuie sur des écrits sortis de leur contexte ou sur des analyses trop rapides pour détruire des icônes universelles telles que lui. Mais l’histoire de cet homme montre combien son évolution philosophique et personnelle fut grande… il était un homme, un indien venu tout droit du Gujarat en Inde, ignorant le monde et la différence, avant de devenir le Mahatma. Ses écrits prouvent l’évolution de l’Homme, entre ses erreurs et ses combats pour devenir ce qu’il est éternellement. Voici donc ci-dessous, la traduction de l’article de Eric Itzkin, Historien sud africain, directeur du patrimoine historique de la ville de Johannesburg, curateur de l’exposition « Satyagraha’s Johannesburg » au museum of Africa de la ville (et du livre du même nom) et curateur de l’exposition qui lui est dédiée au musée Satyagraha House dans cette même ville… A lire absolument.
Il écrit:
Suite à une série d’attaques contre des monuments coloniaux à travers le pays, de la peinture a été jetée sur la statue post-apartheid de la place Gandhi au centre-ville de Johannesburg. Eric Itzkin revient sur l’histoire de Gandhi et pourquoi son effigie de bronze est digne d’être érigée au cœur de cette ville symbole qu’est Johannesburg.
Pour beaucoup de gens en Afrique du Sud et dans le monde, M.K. Gandhi représente une figure de grande morale, une autorité philosophique, une icône de la paix. Érigée en 2003, la statue de la place Gandhi est un hommage à l’œuvre de l’homme Gandhi lors de son long séjour en Afrique du Sud. Elle reconnaît son influence dans la lutte pour les droits civiques en Afrique du Sud et célèbre aussi la diversité multiculturelle de la ville de Johannesburg. Nelson Mandela a été de ceux qui ont rendu hommage au combattant de la liberté indienne qui a commencé sa luttes en Afrique du Sud. Dans un article datant de 1999, Mandela a écrit:
« Gandhi a lutté contre le gouvernement sud-africain pendant la première et deuxième décennies de notre siècle comme aucun autre homme ne l’a fait. Il a créé la première organisation politique anticoloniale du pays, sinon dans le monde, fondant le Congrès indien du Natal en 1894. L’Organisation des peuples africains (APO) a été créé en 1902 et l’ANC en 1912. Ces deux organisations ont été fortement et décisivement influencée par la Satyagraha (Résistance passive théorisée par Gandhi). Gandhi, qui a commencé sa lutte par la résistance passive en 1907 et a atteint son apogée en 1913 avec la formidable marche de 5 000 travailleurs des mines de charbon du Natal. Cette marche débuta par une marche des femmes indiennes qui, entraîna la grève massives des travailleurs indiens. C’était le début des marches pour la liberté et le début de la lutte contre l’exploitation des travailleurs qui fut l’origine de notre lutte pour la liberté et contre l’apartheid quelques années plus tard. Gandhi a dessiné les traits de cette résistance, dans sa philosophie et dans ses actes, qui nous ont guidés dans notre lutte. »
Récemment, la statue de Gandhi a été dégradée avec de la peinture et les médias se sont faits le relais de propos racistes que Gandhi aurait prononcé en Afrique du Sud, indiquant un réel mépris pour les noirs africains. Il convient alors de mettre en lumière l’histoire personnelle et l’évolution de cet homme avant de condamner son héritage. L’évolution politique de Gandhi Une grande partie des articles dans les journaux et les réseaux sociaux concernent l’utilisation sélective de citations utilisées à des fins particulières.
Ela Gandhi, vétéran de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud a récemment déclaré : « s’ils le considèrent comme Raciste, je peux citer 100 passages de son travail montrant qu’il détestait le racisme et qu’il lutta contre ces maux » Nelson Mandela a également déclaré: «« Au final, il faut pardonner à Gandhi ces préjugés, et jugé dans le contexte et les circonstances. Nous parlons ici du jeune Gandhi, pas encore le Mahatma, pas encore celui qui n’avait aucun préjugé humain, sauf en faveur de la vérité et de la justice ».
La pensée de Gandhi s’est développée et a évolué au fil du temps, sa compréhension politique s’est développée et il a fait évoluer beaucoup de ses opinions, y compris à propos des races. Au cours de son séjour en Afrique du Sud, Gandhi vit des changements tant dans sa vie personnelle que dans ses convictions politiques, démontrant une capacité à tirer des enseignements de l’expérience et à changer d’opinion. Gandhi est arrivé en Afrique du Sud en 1893 en tant que jeune avocat inexpérimenté âgé de vingt-quatre ans. Ses déclarations sur les Africains montrent une vraie distance sociale entre africains et indiens. Prenant la parole lors d’une réunion publique à Bombay après trois ans en Afrique du Sud, les mots de Gandhi étaient durs: « Notre lutte est une lutte continue contre l’humiliation que veulent nous infliger les Européens, souhaitant nous dégrader au niveau de simples kaffirs (équivalent de « nègres ») dont le passe temps se limite à la chasse et dont l’ambition n’est autre que d’acquérir le plus de bovins possibles pour s’offrir une femme et passer sa vie dans l’indolence et la nudité ». Sa déclaration est un véritable catalogue de stéréotypes raciaux courants à l’époque tant chez les colons blancs que chez les Indiens, et le jeune Gandhi n’est alors que le reflet des préjugés dominants. Les commentaires de Gandhi reflètent également la position intermédiaire des Indiens dans la hiérarchie sociale et donc raciale en Afrique du Sud pendant cette période ; entre les Blancs privilégiés et la masse des Africains.
Les autorités sud africaines s’employèrent à dépouiller les Indiens de leurs droits, faisant craindre à ces derniers d’être assimilés au statut des « africains ». Pourtant à cette période, Gandhi a également affirmé que les africains avaient autant droit à la liberté que les Indiens ou les blancs. Dans une lettre publiée dans le Times of Natal, le plus grand quotidien de l’époque, Gandhi écrit le 26 octobre 1894: « Les Indiens sont favorable à ce que les autochtones (les africains) puissent exercer leur droit de vote. Ils le regretteraient si ce n’était pas le cas. Ils (les indiens) affirment qu’eux aussi devraient avoir ce droit. Dans votre sagesse, vous pourriez enlever, tant à l’indien qu’à l’indigène ce précieux privilège, sous prétexte qu’ils ont la peau sombre ». Dans les premiers écrits de Gandhi, il est fait référence aux kaffirs. Encore aujourd’hui, de tels commentaires restent blessant, offensant et sont difficiles à lire d’autant plus de la part de Gandhi. Cependant, le journal de Gandhi en Afrique du Sud, Indian Opinion, informa la communauté indienne des événements politiques majeures qui agitaient la communauté dites « africaine », montrant qu’il était informé des griefs et aspirations de la population noire.
Dans la revue Harijan (1er juillet 1939) que Gandhi a publiée en Inde, il a ensuite écrit sur son étroite relation avec les Africains: « Je ne cache à personne à ma bienveillance à l’égard des Zoulous, des Bantous et des autres races d’Afrique du Sud. J’entretiens des relations étroites avec beaucoup d’entre eux. J’ai eu le privilège de les conseiller souvent. » À Inanda, dans le Kwazulu Natal, Gandhi établit une colonie proche de celle de John Dube, qui deviendra le premier président du South African Native National Congress (plus tard ANC). Les deux leaders ont développé une relation de respect mutuel, et les premiers exemplaires du journal de Dube, Ilanga lase Natal, ont été imprimés dans l’imprimerie de Gandhi (utilisée pour l’Indian Opinion). Dube a été chaleureusement présenté par Gandhi aux lecteurs de son journal en 1905: « M. Dubé, leur leader, a prononcé un discours très impressionnant. Ce M. Dubé est un africain qui mérite d’être connu. Il a acquis grâce à ses propres travaux plus de 300 acres de terres près de Phoenix. Là-bas, il donne l’éducation à ses frères, leur enseignant divers métiers et les préparant à la bataille de la vie. Au cours de son discours éloquent, M. Dubé a déclaré que le mépris avec lequel les indigènes étaient considérés, était injustifié … Pour eux, il n’y avait pas d’autre pays que l’Afrique du Sud et les priver de droits sur les terres, etc., c’était comme les bannir de chez eux. » Dans son discours à la YMCA (Young Mens’s Christian Association), prononcé à Johannesburg le 18 mai 1908, Gandhi a réfuté l’idée que différentes civilisations ne pouvaient coexister, affirmant que les africains et asiatiques étaient des atouts pour l’Empire britannique et que différentes cultures se soutenaient: « Nous pouvons difficilement penser à l’Afrique du Sud sans les africains », a déclaré Gandhi à son auditoire, ajoutant: « L’Afrique du Sud serait probablement un désert sauvage sans les Africains. »
Alors que Gandhi allait avoir 40 ans, il partagea au YMCA sa vision d’une société inclusive, multiraciale et politique en Afrique du Sud: « Si nous envisageons l’avenir, n’est-ce pas un héritage formidable que de laisser à la postérité la liberté aux différentes races de se mélanger et produire ainsi une civilisation que le monde n’a pas encore vu. » Gandhi a déclaré à l’auditoire que les races africaines « ont droit à la justice, à un traitement équitable sans faveur ni défaveur. Si vous leur offrez cela immédiatement, vous ne rencontrerez aucune difficulté »
L’héritage de Gandhi pour la libération nationale sud africaine Dans quelle mesure la conception de Gandhi de résistance passive continua-t-elle d’influencer les luttes populaires en Afrique du Sud après son départ en 1914 ? La pensée gandhienne de résistance passive (ou lutte non violente) a sans aucun doute eu une influence durable dans les mouvements de libération en Afrique. Jusqu’à l’assassinat de Gandhi en 1948, ses idées et la Satyagraha n’ont pas réussi à convaincre les différents mouvements de résistance. Mais quand la résistance s’est exprimée fortement, relancée par les indiens sud africains en 1946, elle s’est exprimée par la désobéissance civile et la résistance passive. De 1946 à 1948, les indiens se sont lancés dans une campagne de résistance passive dirigée par le Dr Yusuf Dadoo au Transvaal et le Dr G.M. Naiker à Natal, avec environ 2 000 volontaires qui furent emprisonnés à cause de lois discriminatoires. La lutte par la résistance passive des indiens a fortement impressionné certains des jeunes nationalistes africains qui commençaient à se faire connaître dans la ligue de la jeunesse de l’ANC (ANCYL).
Dans son autobiographie, Nelson Mandela décrit l’impact des manifestations indiennes de 1946-1948, ressenties par lui-même et par d’autres dirigeants de l’ANCYL: « Cette lutte se limitaient à la communauté indienne et la participation d’autres groupes ethniques n’était pas encouragée. Néanmoins, le Dr Xuma et d’autres dirigeants africains ont pris la parole à plusieurs réunions et, avec la Youth League a apporté son soutien moral et sans réserve à la lutte des indiens. Le gouvernement a réprimé la rébellion par des lois sévères et l’intimidation, mais nous, dans la Youth League et l’ANC avons vu les indiens entreprendre une protestation extraordinaire contre le racisme d’une manière que les Africains et l’ANC n’avaient pas envisagée jusqu’alors … La campagne indienne est devenue un modèle de résistance que nous appelons à suivre au sein de la Ligue de la jeunesse. » La résistance passive indienne de 1946-1948 a été une source d’inspiration pour le Programme d’action adoptée par l’ANC en 1949. Introduite par la Ligue de la jeunesse lors de la conférence de l’ANC en décembre 1948, le Programme d’action appelait à utiliser la désobéissance civile, les grèves et les boycotts dans la lutte contre l’apartheid. Des années plus tard, lors du procès pour trahison de 1956-1961, le chef de l’ANC, le professeur Z.K.Matthews a décrit la résistance passive de 1946 comme « l’inspiration immédiate » de la décision de l’ANC de lutter par la désobéissance civile. Au début des années 1950, les méthodes de résistance passive se retrouvèrent au centre des manifestations anti-apartheid de l’ANC.
Des manifestations non violentes se sont propagées parmi les militants africains en 1952 avec le lancement de la campagne de défiance, la première campagne de masse anti-apartheid, organisée par l’ANC et les Indiens d’Afrique du Sud sur le modèle de la désobéissance civile et non violente établie par Gandhi (la Satyagraha). Dans cette campagne, les Africains sont entrés dans une résistance non violente inspirée par la Satyagraha en Afrique du Sud à l’image des campagnes de désobéissance civile dirigées par Gandhi en Inde. Dirigés par Nelson Mandela en tant que meneur du mouvement, des milliers d’Africains se sont joints à des Indiens qui se sont portés volontaires pour être arrêtés pour violation de la loi raciste de l’apartheid. Les résistants ont enfreint les lois sur les laissez-passer, sont entrés dans des endroits interdits aux personnes de couleurs sans autorisation et ont enfreint chaque restriction dictée par l’apartheid. Suivant le modèle établi par Gandhi, il n’y a pas eu un seul acte de violence de la part de ces volontaires. L’héritage de Gandhi ne concerne pas seulement l’expérience des Sud-Africains d’origine indienne, mais a une portée plus large, tant nationale au niveau de l’Afrique du Sud qu’internationale. En hommage durable à l’héritage de cet homme dans la lutte qui libéra l’Afrique du Sud de l’arbitraire et du racisme, la statue doit rester debout, pour toujours et au-delà.
Eric Itzkin est le directeur adjoint: Immovable Heritage à Johannesburg
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